La neige tombait à gros flocons, et le froid gelait l'eau entre les dalles des allées du jardin. Les fleurs colorées étaient emprisonnées d'une gangue de givre, qui leur donnait à chacune un aspect fantomatique. Les couleurs étaient pâlies, voilées. Tout devenait blanc au fur et à mesure que la neige tombait. Les feuilles étaient constellées de diamants de rosée gelée, bijoux végétaux incrustés de perles à l'aspect précieux. Et pourtant. Que de beauté dans ce spectacle naturel, que de pureté. Si tout n'avait pas été si faux à mes yeux, j'aurais peut-être apprécié le spectacle à sa juste valeur. Là où les autres voient des diamants, moi je ne vois que de l'eau figée. Cette incapacité à s'émerveiller de choses futiles...
Je soupirai, et continuai à marcher, seule entre les plantes. Pourquoi ne pas me transformer, devenir ce monstre que j'étais et que j'aimais? Le Horla. Démon de la folie et du désespoir... Nouveau soupir. Ce que l'on pouvait s'ennuyer dans cet endroit... Impressionant. Peut-être que si j'avais été avec le Rat je n'aurais pas trouvé le temps si long. Peut-être. La porte des milles mondes. Si je n'avais pas fait ça, ou si au contraire j'avais fait ceci, que se serait-il produit? Une action engendre des milliers de possibilités, mais en fait des disparaître autant... Au bord d'une falaise, on a mille choix possibles. Mais si l'on saute, on en a pas autant que si l'on était resté à attendre en haut... Les milles mondes.
Un bruit attira mon attention. Je pivotai sans hâte, sans réelle apréhension. Enfait, je ne ressentais pas grand chose sur le moment, me contentant de suivre bien sagement le fil de mes pensées papillonantes, virevolantes. Une instabilitée bien ordonnée, un circuit bien défini. Ma tête était comme une bibliothèque. Soigneusement rangée. Je ne vis personne, mais je sentais quand même une présence. Une chose était sûre.
Si j'avais été seule, je ne l'étais plus.

Elle t’échappe, elle se faufile, elle a toujours su s’extirper des discussions un tant soit peu sérieuses que tu tentes d’entamer. Elle disparait, comme elle sait si bien le faire. Cette capacité l’a sortie de bien des impasses mais elle ne l’aide plus qu’à fuir à présent, à te fuir. Tu te presses, tu l’oppresses, tu démens, tu défais ses arguments, tu l’irrites, tu l’agaces, tu regrettes, tu ne fais plus un geste. Elle n’est plus, elle ne te veut plus.

Cette crainte s’empare de ton cœur et lacère tes veines, cette peur grandit et entame tes chaînes. Tu la veux tienne, tu l’as toujours voulu. « Toutou », doux surnom dont elle t’affuble dès qu’elle en a l’occasion, pseudonyme que tu as appris à apprécier. Vocable dont la connotation péjorative ne t’a jamais véritablement atteint, car tu étais et resteras à jamais SON toutou. Elle te manque ta précieuse, ton Messie, ta Jade, ta Nelle. Interrogations et suggestions se bousculent dans ta bobèche étriquée par le manque de sommeil, martelée par tes réflexions bien trop intenses « Où est- elle ? Que fait-elle ? » tu aimerais savoir, tu voudrais être le sujet de toutes ses pensées. Tu espères, aspires, désespères. Tu lui adresses égards et regards espérant les avoir en retour tôt ou tard, mais le temps passe. Ta Nelle grandit et ne semble toujours pas décidée à te croire. Elle te dit Hypocrite, faux. Faux, ce mot t’achève, cet adjectif qu’elle te lance sans cesse au visage creuse le vide dans ton cœur et propulse le sang dans tes veines. Faux, faux, faux, c’est elle qui est fausse. C’est cette mascarade dans laquelle elle t’a embarqué qui est fausse, c’est son prétendu intérêt pour toi qui est faux, c’est ce stupide arbre que tu viens de heurter qui est faux. Tous. Tout est faux, tout, sauf toi.

Tu papillotes doucement, encore secoué par le choque frontal, tu as du mal à distinguer les formes, les odeurs, les sons, le froid qui commence à te faire grelotter.

Mutisme et réflexion sont ta façon de fuir. Tu l’es peut être: hypocrite. Tes plaisanteries douteuses et ton regard hagard ne te sauveront pas éternellement, tu fuis toi aussi, tu fuis la confrontation que tu essayes d’apposer, tu fuis les discussions que tu entames, tu es en totale contradiction avec toi-même. Tu te dis prêt, décidé. Tu t’es toujours prétendu présent quand d’autres s’évaporaient, tu t’es constamment garanti indestructible quand d’autres se brisaient. Mais tu ne l’es pas, tu ne l’as jamais été. Tu es toi, mais depuis ce soir béni, tu es ce que Messie veut que tu sois.

Un bruit t’extirpe de ta cogitation, des pas, légers, rythmés. Tu te lèves et te dépoussières machinalement apercevant, son corps raide, à l’arrêt.

« Bonjour. Mademoiselle ne devrait pas se balader ainsi, par ce froid, vous semblez mal vêtue. Enfin, vous devriez sans doute rentrer avant d’attraper on ne sait quoi. »

Mademoiselle ne devrait pas, tu te surprends à utiliser cette bribe avec elle, cette bribe réservée à Nelle. Tu t’approches et lui tends ton écharpe mollement, encore abasourdi par le ton de ta voix et par ce « Mademoiselle ne devrait pas. »

Bruit sourd de choc. Je m'approche doucement, troublant le silence qui avait suivit le bruit. Qui est donc assez maladroit pour entrer en colision avec une plante? Certainement pas le rat, et je dois au moins lui reconnaître ça. Il est incapable -étant sobre, parce que sinon c'est l'effet inverse- de se cogner, de perdre l'équilibre sur une surface plane. Alors que l'idiot qui arrivait s'était méchament raté dans son parcours entre les végétaux. C'était peut-être la notion du "entre les végétaux" qui lui avait échappé. Peut-être. Ce n'était pas évident de deviner.
« Bonjour. Mademoiselle ne devrait pas se balader ainsi, par ce froid, vous semblez mal vêtue. Enfin, vous devriez sans doute rentrer avant d’attraper on ne sait quoi. »
Mal vêtue? Ca veut dire quoi ça? Que je suis fringuée comme un sac à patates ou que je risque de crever de froid? Evidemment, il n'y a pas besoin de s'inquiéter. Certes mon manteau parrait léger, mais un Horla n'a pas froid. Un Horla a horreur de la chaleur mais pas du froid. Je lui décochai un petit sourire dédaigneux, et lorsqu'il me tendit son écharpe, je me mis à rire. Un petit rire aiguë, ironique. Je levai ma main, devenue celle du Horla. Mes doigts n'étaient que de longs os blancs comme la neige, et ils n'étaient pas protégés par de la peau.
«Vois-tu, je n'ai absolument pas froid. Je suis un Horla, et les horlas n'ont pas froid. »
Pauvre petit. Si tu savais à quel point je suis puissante par cette température glaciale. Si tu savais ce qui t'arriverai si tu étais insolent... Mais heureusement, tu ne sauras pas. Ceux qui savent sont peux nombreux, ou alors ils ne sont plus là pour en parler. Je suis un Horla. Et toi tu es mon jouet.
«Il me semble que je n'ai pas encore eu le plaisir de te rencontrer? Qui es-tu? »
Pas que je sois vraiment curieuse. Mais avoir le nom de son jouet est toujours sympa pour lui trouver des surnoms humiliants.