“The one that I was, that I knew how to be, and that I will never be.”
Quand j’y repense, j’ai l’impression de lire un livre inintéressant dont on connaît déjà la fin, l’intrigue, les personnages. Et pourtant, c’est le genre de livres qui intéresse tout le monde, qui a tellement de succès qu’on en fait des films, voir une série. Moi-même, je fais partie de cette catégorie de gens, qui contribue au succès d’un navet. Mais là, c’est différent. C’est « mon » histoire, ma vie. Une sorte de plaisanterie, une mauvaise blague qu’aurait pu faire un gamin. Je ne peux pas m’empêcher de la trouver étrange, frôlant la limite de l’absurde. Mais sans plus attendre, laissez-moi vous conter cette pathétique existence que fût la mienne…
─ 18 Mai. Dix-huit ans auparavant.¶Comme toujours en été, il faisait chaud. Très chaud. Trop chaud. Enfin, je m’en fichais bien à ce moment là. Moi, j’étais toute juste sortie du ventre de ma mère, en train de pleurer. Elle, elle était morte en me donnant naissance. Enfin, c’est ce que l’on m’a raconté. De toute façon, je n’ai aucun souvenir de cette période, si ce n’était la chaleur ambiante qu’il y régnait. Résultat, dès ma naissance, j’étais habituée à cette fichue chaleur. Et encore heureuse, car toute l’année, ce fut la canicule. Mais une autre chose aussi m’avait marquée. C’était le magnifique rouge bordeaux des cerises, qui pointaient le bout de leur nez. Etrange, me direz-vous. Mais cette couleur était sûrement la plus belle de toutes.
─ 4 Décembre. Quatre ans auparavant.¶Aaah… Je m’en souviens, de ce jour. Il faisait froid, et il y avait énormément de vent. J’avais fini mon cours, et mon tuteur venait juste de sortir de la maison. La pendule sonnait les sept heures, moi j’étais assise sur le canapé en daim que mon père avait acheté il y a deux mois. Je feuilletais un livre qu’il m’avait ramené de Londres, ville pour laquelle il venait tout juste de partir. Dur à croire, mais déjà à 14 ans, j’avais lu presque tout les recueils que l’on pouvait trouver en Irlande. C’était un petit peu exagéré, mais pas si faux. Ma mémoire visuelle était implacable, et je pouvais me souvenir de tout. Le plus frappant, c’était que je manifestais un intérêt puissant à la littérature, et mon don pour celle-ci n’était pas des moindres. On m’a dit un jour que c’était une forme d’autisme. Ils ne connaissaient pas le nom, mais je sais aujourd’hui, au 21ème siècle que c’est ce que l’on appelle le « syndrome de l’Asperger ». Pour en revenir à mon époque, mon cas les intéressaient grandement – les scientifiques, amis de mon père. Ils m’observaient souvent, lorsqu’ils dinaient à la maison. Je les voyais venir, avec leurs yeux scrupuleux et désireux de savoir. Mais je me contentais de répondre à leurs attentes. J’utilisais des termes très compliqués qui me paraissaient bien simples, je parlais de mes centres d’intérêts, de la littérature, je leur citais une liste de noms et de références. Et à chaque fois, ils repartaient avec le sourire. Mon père me regardait, fier.
Mais ce jour-là, il n’était pas là. Personne n’était là, sauf moi et ma déficience mentale qui me poursuivait. Je devais vivre avec. Je n’avais pas beaucoup de contacts, de toute façon. Je pouvais uniquement suivre mes cours à la maison, étant donné que la seule matière pour laquelle je montrais des résultats, c’était l’anglais. Ma langue maternelle, donc. Pour mon père, ce n’était pas un problème de payer un professeur particulier. Depuis que la Reine l’avait anobli, il usait ses pouvoirs comme il le pouvait. Bah, je m’en fichais bien. Du moment qu’il ne passait pas ses nerfs sur moi, et qu’il me laissait en paix. Bref. J’étais donc seule, dans la grande maison qui me servait de toit. Lorsque soudain, le bruit de la sonnette retentit, ce qui m’arracha un soubresaut.
En y repensant maintenant, je suis à la fois heureuse et dégoutée d’avoir ouvert cette porte. C’était une sorte de bénédiction, de tour du destin, mais aussi une malédiction. Je ne serais pas ce que je suis aujourd’hui, si je n’avais pas croisé le bleu de ses yeux, et que je m’y étais engouffrée sans craintes…
─ 23 Janvier. Trois ans auparavant.¶Cela faisait seulement deux mois que j’étais avec lui. Avec cet homme brun, aux charmants yeux bleus. Cependant, chaque jour que l’on passait ensemble ressemblait à un rêve. Avec lui, j’étais heureuse, tellement heureuse…
Ah oui, je ne vous ai pas conté notre rencontre ! A vrai dire, c’était tellement... Absurde que moi-même, j’ai eu du mal à y croire. J’avais donc ouvert la porte, ce soir-là. Honnêtement, je ne savais pas qui cela était, et je n’avais pas réfléchi. Je fus drôlement surprise, en voyant un grand brun, qui me fixait avec ces yeux d’opale. Et puis, en le regardant à mon tour, j’eus un blanc. Un très gros blanc. Du rouge, aussi. Sur mes joues, puis progressivement sur tout le visage, jusqu’aux oreilles. Instinctivement, j’avais baissé le regard. Et je l’avais entendu rire. D’un magnifique rire, aux éclats si cristallins que je manquais de faire un arrêt cardiaque. Je savais ce que je ressentais. Et il le savait aussi, car j’entendais son cœur battre, lorsqu’il me prit doucement la main et qu’il me susurra :
-Je t’aime.Comprenez que sur le coup, je l’ai regardé avec des gros yeux. On venait de se rencontrer, et déjà il me disait cela ? M’enfin, pas que ça m’a déplut évidemment. Mais je ne connaissais ni son nom, ni le motif de sa venue ici… Et pourtant, tout me donnait envie de lui faire confiance. Il me suffisait de le regarder dans les yeux, et j’oubliais tout. Les décors, mon autisme, mon père, ses amis, qui j’étais. J’avais l’impression d’être moi, sans rien de plus, sans rien de moins. C’était si étrange, mais je n’en avais pas conscience.
Je sortais donc avec lui, depuis ce fameux jour de Décembre. Nous passions notre temps à flâner dans les rues de mon village natal, à se parler de tout et de rien ou parfois de projets d’avenir. Mon père était au courant, de notre relation. Mais étrangement, il ne me disait rien. Pas de reproches, de sermons ou quoique ce soit. Il me laissait tranquille, et ses « amis » avaient fait de même. A ce moment-là, je ne me posais pas plus de questions.
Mais le 23 Janvier, ce n’était pas un jour ordinaire. Pas pour moi, en tout cas. J’étais encore avec lui, à savourer cette magnifique journée. Le soleil commençait tout juste à se lever, la brise du matin était encore présente. J’étais dans ses bras, essayant de me réchauffer. Il me parlait avec conviction de ses rêves, moi je l’écoutais amoureusement. Puis, il est devenu silencieux. Je pensais qu’il allait reprendre, mais non. Il s’était tu, perdu dans ses pensées. J’étais assez surprise de son soudain arrêt, alors je lui avais mis un petit coup de tête, au menton. Cela sembla le réveiller, car il me fixa.
« Quelque chose ne va pas ?- Agate… Ecoute-moi jusqu’au bout. S’il-te-plaît. »Je devins anxieuse, à ce moment précis. C’était la première – et je ne la savais pas dernière – fois qu’il prenait un ton aussi sérieux, pour me parler. Je n’aimais pas cela. Je voulais l’arrêter, l’empêcher de prononcer ses paroles. Mais je savais à ces petits tremblements, qu’il était en train de prendre son courage à deux mains. Je ne pouvais juste pas l’arrêter.
« Je pars pour la France demain.- … Quoi ? »J’étais censée rire ? A vrai dire, j’ai encore un peu de mal à refouler mes larmes aujourd’hui encore. Si je me souviens, ce jour-là, j’avais éclaté de rire tout en pleurant. Et j’aurais encore plus pleuré, si j’avais su que jamais je ne le reverrais.
« Et tu reviens.. Quand ?- D’ici quelques années, je serais de retour. Les études seront derrière moi. Et je promets de retourner à tes côtés.- Quelques années ? Ca peut être deux ans, trois ans, six ans, dix ans ! Tu penses que je vais t’attendre ?!- Je comprendrais parfaitement que tu ne m’attendes pas. Mais sache juste que moi, je ne t’oublierais pas.- Sombre crétin ! »Et j’étais partie sur ces mots, sans aller le voir le lendemain. C’est sûrement ce que j’ai le plus regretté, et ce qui m’a fait devenir l’être présent.
“Such a sad rhapsody… Bring me back the missing, give me back my feelings.”
─ 18 Mai. Le dernier jour.¶Un mois ? Deux ans ? Ou sûrement trois. Depuis qu’il était parti, je me souviens avoir perdu la notion du temps. Je me souviens aussi que c’était mon anniversaire. Mais il n’était pas là pour me le souhaiter. Il était quelque part en France, faisant ses études. Moi, je m’étais refugiée dans les livres et la paresse. Je m’étais mise au tabac, aussi. Pratique, pour se détendre.
Mais je savais aussi que ce jour-ci serait le dernier, et que jamais je ne le reverrais. Enfin, la moi d’aujourd’hui le sais. Car la « moi » de cette époque, elle ne savait rien de ce qui allait lui arriver. Elle ne savait pas qu’en mettant les pieds dehors, et en flânant dans les rues si tard le soir, elle allait mourir. Elle ne pouvait pas prévoir l’assassin installé au coin de la rue, attendant avidement sa victime, le couteau à la main et les yeux injectés de sang. Elle n’avait pas conscience qu’en faisant un pas de plus, elle passerait de « l’autre côté ».
Et pourtant, je me souviens encore parfaitement de cette douleur brûlante, qui me tordit de douleur. Je me souviens de mes cris d’agonie, étouffés dans mon propre sang. Je me souviens de mes pleurs, et de mes appels à l’aide, que personne n’entendit. Et surtout, je me souviens de son visage. Pas celui du meurtrier. Celui que je voulais revoir. Celui que je n’ai pas pu revoir. Celui qui me sourit, lorsque je perdis conscience. Ou plutôt, son illusion qui me souriait.
Je ne voulais pas mourir.
Je me rappelais maintenant pourquoi je me sentais bête, en lui disant pour dernier mot « sombre crétin ». Ce n’était pas ce que je voulais lui dire. Je voulais lui sourire doucement, et lui dire simplement : « Je t’aimerais toujours ». Mais ces mots ne sortiront plus de ma bouche, dorénavant. Je ne sentais plus rien, baignant dans ma flaque de sang. Je voulais le revoir, qu’importe ce que ça m’aurait coûté. La mort me paraissait si effrayante, et pourtant si sereine. J’aurais pu mourir, là, simplement. Mais j’avais trop de regrets pour partir. Je voulais rester, encore un peu.
─ 19 Mai. Le jour suivant.¶Oui, j’ai toujours du mal à y croire, mais j’étais encore vivante le jour d’après. Non, non, je n’avais pas survie à mon agonie une journée entière. J’avais bel et bien succombée ; ou du moins je crois. Mais j’étais là, au dessus de mon corps. Je… Flottais. Oui, je flottais. Bien sûr, je n’avais moi-même pas compris. Je voyais mon corps inerte, mon visage défigurée par la douleur et les larmes, et le sang qui avait séché.
Et à ce moment, j’avais entendu les sirènes de police. En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, les officiers étaient autour de mon corps, chuchotant des tas de choses dont le sens m’échappait. Je les observais, surprise. Je me disais : « Ils ne m’ont pas vus ? ». Il faut avouer que ce jour-ci, tout ce qui était logique m’échappait. Le fait que je sois au dessus de mon corps, que je sois morte, ou qu’ils ne voient pas me semblait normal.
« Hého, messieurs les agents ! Vous m’entendez ? »Rien. Je n’étais pas un fantôme, oh ! Enfin, je le pensais. Mais force est de constater que ce n’était pas les seuls, à ne pas m’avoir entendu. La journée durant, j’avais flâné dans la ville – notez que « flâner » est à prendre au sens propre – et personne ne m’avait vue, entendue. Comme si j’étais une ombre, ou je ne sais quelle comparaison j’ai pu faire à l’époque.
Il me fallut un certain délai, pour comprendre que je n’existais plus en tant qu’humaine, mais en tant que fantôme.
J’éclatais alors en sanglots, consciente que plus jamais je n’aurais ma place chez les humains. Que plus jamais je ne pourrais passer mes doigts frêles dans ses cheveux d’ébènes, qu’il ne pourrait plus jouer avec ma chevelure brune, que nous ne pourrons plus noyer nos conversations dans nos iris et nous regarder avec amour. Alors qu’allais-je faire, maintenant ? Que pouvais-je faire ? Rien. Je ne pouvais rien toucher, de toute façon. Donc je ne pouvais pas communiquer.
─ 31 Juillet. Un an plus tard.¶Depuis le choc de ma « mort », j’étais devenue d’une paresse extrême. Plus rien ne me motivait, ni me donnait envie. Je vivais en l’attente de quelque chose. Trouver le repos ? C’était exclu. Comment, vous ne comprenez pas ? Et bien, le jour-même où j’ai quitté le monde des vivants, « Il » a fait de même. Il avait pris un bateau pour l’Irlande, et voulait me faire la surprise. Malchance, malédiction, ce que vous voulez, le bateau a fait naufrage, ne laissant aucun survivant. Or, mon seul attachement à ce monde, c’était lui. Et un fantôme qui a perdu l’objet de son regret se verra errer le restant de ses jours, autrement dit pour toujours. C’est mon cas. Je ne suis plus qu’une âme en peine, qui peut à peine lire des livres et fumer des clopes.
Mon seul réconfort, c’est l’académie. Un lieu qui regroupe tout les monstres qui existent. Pour les choses comme moi, c’est un endroit plutôt normal. C’est comme une académie pour les êtres vivants, mais pour ceux qui sont différents. Je suis donc inscrite là-bas, et mon année a commencée il y a quelques mois.
Peut-être est-il devenu lui aussi un esprit, et le verrais-je là-bas ? C’est un peu dans cet espoir, que je m’y suis rendue. Mais je ne veux pas trop espérer, alors je me cache dans mes excès de flemme…
Je t’attends encore, tu sais…