Ce n'est pas forcément visible à première vue, mais je suis une personne sympathique. Et généreuse. Vraiment généreuse. On me demande
« Tu connais le borgne bizarre qui traîne à l'infirmerie, comme un dérangé qui vient reluquer les jeunes filles ? » Je réponds
« Non. » Je m'évite donc de parler de cet homme qui, sérieusement, me fait flipper.
Mais soit.
Je m’appelle Jim. Oui, c'est tout. Juste un simple prénom parce que je ne suis qu'un humble narrateur qui vient éclairer tes bougies et répondre à tes questions.
Je l'avais déjà dit, que j'étais sympa ?Tout d'abord, tu dois savoir. J'ai la fâcheuse tendance de me ramasser sur le sol tel un boulet. Mais la vie ne doit pas m'aimer, vraiment. C'est peut-être ça, mon don, ce pourquoi je suis dans ce pensionnat avec tous ces gars atroces. Mais j'imagine que tu t'en fous, de ma vie ?
Oui, Warren. Je ne sais même plus son nom d'ailleurs. Eckton- quelque chose. D'ailleurs, permets-moi de faire une petite parenthèse sur cela. Je ne veux pas dénoncer, mais ce prénom lui donne des airs faussement anglais. Je veux dire, cet homme est aussi anglais que je suis une divinité grecque. Il est facile de le constater, en engageant une conversation dans la langue de Shakespeare avec lui. Il ne te répondra pas, puisqu'il ne comprendra absolument rien.
J'étais nouveau dans l'établissement. Je ne connaissais rien, personne. C'est triste, je sais. Et en plus, j'étais en retard. Car oui, cette odieuse chose qu'était le réveil avait fait grève ce jour là. Mes premiers pas à l'entrée me firent directement rejoindre les cailloux, au sol. C'était douloureux, mais je suis maladroit. Et la vie ne m'a... Arrêter de me plaindre ? D'accord, d'accord !
« - Oh. Tu viens pour un examen de la prostate, gamin ? »
Je fis la connaissance de Warren Eckton. Moi, pauvre petit lycéen de première année, le genoux en sang, les mains tremblantes et la larme à l’œil. J'étais victime d'une réplique sarcastique. - Et cet homme n'a aucun tact avec les jeunes, c'est dingue. - Enfin, ce que je voyais, là, alors qu'un étudiant plus âgé que moi m'avait fait entrer dans l'antre du monstre borgne, c'était le dos de la bête.
« - Euh.. N-non. Je suis tombé et …
Un soupir m'arriva en pleine face alors qu'il pivotait doucement sur sa chaise. Sur ma tête larmoyante, pour sûr.
- T'es pas une tête, toi, hein. »
Aucun tact.
Je ne peux pas te décrire la suite. Sérieusement, j'ai cru qu'il allait m'arracher la jambe. Un infirmier, tu parles.
J'avais évidemment survécu à l'épisode tragique de l'infirmerie, tout en me jurant de ne plus jamais y retourner. Sur mon honneur d'humain. Mais je n'arrivais pas à me sortir lui et sa crinière blanche de la tête. Je n'étais pas amoureux, non. Curieux, oui curieux. C'est ainsi qu'il me vint la merveilleuse idée de me renseigner sur ce rustre qui se voulait être un soigneur. Une banale question à un troisième année au teint pâle, qui m'effrayait un peu, d'ailleurs.
« - Tu sais d'où il vient le pseudo infirmier là ? »
Ma, je l’espérais, précieuse source d'informations me fixa lourdement. Comme si je lui avais demandé de me réciter l'alphabet en russe tout en rotant.
« - Y'a que des rumeurs, en fait. Beaucoup de rumeurs sur lui. Certains disent que c'est un ogre.
- Un.. ogre ?
- Ouais, mais tu l'as déjà vu à l’œuvre non ? Ce mec a une force titanesque. Et j'suis pas sûr qu'il se rende compte.
Le douloureux souvenir de sa main se posant sur ma jambe lors de l'application du pansement venait de resurgir. J'avais crié comme une fillette, pour sûr. Et son regard. Ce foutu regard de vide mêlé à une légère surprise suite à ma réaction. Il m'avait presque broyé la jambe, juste en me touchant le genoux.
- Oui... J'ai déjà pu constater sa … force.
- Mais personnellement, je pense que c'est un cyclope. Une intuition vampirique, peut-être.
J'étais interloqué. Par le mot « Cyclope » bien sûr. Et le « vampirique.» Je savais que ce pensionnat était spécial mais c'était toujours assez surprenant. Et je n'osais demander
« Cyclope, comme le super-héros de Comic ? » par peur de m'en prendre une.
- Une fois, je l'ai entendu parler en grec, je sais plus pourquoi. C'était assez spécial. Il déblatérait des trucs incompréhensibles. En même temps, je parle pas cette langue. Alors il doit venir de là-bas.
- De la Grèce ?
- Bah ouais, le cyclope c'est une créature de la mythologie grecque, pour les humains non ?
Effectivement. Oui. Alors que mon collègue, probable suceur de sang, décida de mettre fin à notre petite discussion, je réfléchissais. Pourquoi il était là, alors ? Même aujourd'hui, je me pose toujours cette question. Qu'est-ce qu'une bête pareille vient faire au japon, dans ce pensionnat et surtout en infirmier ? Je ne sais pas, le cyclope, c'est censé être une créature très puissante.
Décidé d'en apprendre plus, je m'étais vite rendu à la bibliothèque et avec courage, j'avais outre-passé le coin bande-dessiné, pour aller voir celui sur la mythologie grecque. J'avais appris par cœur le paragraphe sur les géants pourvus d'un seul et unique œil.
Ce livre était fascinant. J'étais fasciné. Le cyclope était une créature très repoussante d'après les illustrations et les descriptions. Mais dans mon souvenir – cela faisait maintenant un jour que je connaissais ce type, déjà – monsieur Eckton n'était pas spécialement hideux. Bon, il avait un peu une sale tête. Mais c'était un homme très séduisant. Et je n'étais toujours pas amoureux de lui. Dommage.
Son unique trait commun avec ce géant était qu'ils possédaient tous les deux, un unique œil. Mais il ne l'avait pas en plein milieu de son visage, comme l'image que j'observais au même moment sur le bouquin. Le deuxième orifice était apparemment vide, une impressionnante cicatrice recouvrant le tout. Cette balafre m'avait d'ailleurs immédiatement intrigué, lorsqu'il m'avait présenté sa face. En effet, trois traits traversaient l'emplacement dépourvu d’œil, celui du milieu étant légèrement plus grand que les autres. Observer cet stigmate entraînait aussitôt des questions sur son origine. La guerre ? Un règlement de compte ? Un accident ? Une marque d'amour ? Plusieurs possibilités. Mais la vraie raison n'était sûrement pas celle à laquelle je pensais.
Je fermai le livre. Et tel un espion, je décidai de me faufiler au plus près de l'infirmerie pour en apprendre plus. La porte était entrouverte. J'entendais des voix. Peut-être des choses sur l'infirmier ?
« - Dites,
- Mmmh ?
- cette jolie cicatrice, vous l'avez eu comment, monsieur l'infirmier ? »
Je ne voyais pas bien. Vraiment pas bien. Et je n'osais pas ouvrir plus la porte, de peur de la faire grincer et ainsi révéler ma présence à l'ennemi. Cette voix féminine, légèrement aguicheuse, m'était inconnue. Par contre, j'avais cru reconnaître le ton grave du possible cyclope.
« Mmphf... Accident de travail, sûrement. »
C'était bien lui, cette voix grave et détachée, je pouvais la reconnaître entre milles. Et puis
« Monsieur l'infirmier » c'était tout aussi révélateur !
Des bruits de pas. J'étais collé à la porte, n'importe qui derrière moi pouvait me prendre pour un détraqué. Mais c'était les risques du métier.
Soudain, comme si mon appui disparaissait, je titubai en avant, cherchant désespérément à m'accrocher à quelque chose, puisque la porte semblait s'éloigner sans raisons. Une fois encore, je me retrouvais à terre. Mais cette fois, j'avais un spectateur. L'homme qui venait d'ouvrir la porte.
THE MONSTER. Le responsable. La cible de ma curiosité était juste devant moi et me regardait, en baissant légèrement la tête. En même temps, il était sacrément grand. Et j'étais à quatre patte. Une position fortement embarrassante, pour sûr.
« - T'as perdu tes lentilles, gamin ? »
Toujours. Son humour vieillot qui m'énervait et qui ne faisait rire personne à part lui. Il savait très bien que ma vision était parfaite – enfin, je pense – et avait dû me repérer depuis longtemps étant donné que j'étais aussi doué pour espionner que pour tenir une conversation sur la philosophie pendant deux heures. La jeune fille qui était avec lui m'observa à son tour quelques secondes avant de reboutonner son chemisier et de sortir, envoyant un clin d’œil à l'infirmier au passage.
Je me relevai. Pour clamer haut et fort mon dégoût pour cet homme qui profitait des jeunes filles et qui -
« - Et gamin, arrête de te faire des films. Voir des gens à moitié nu, c'est une partie de mon job. »
Et il referma la porte en soupirant, à mon doux nez d'adolescent, alors que j'avais encore la bouche ouverte, prêt à déverser mon courroux verbal. Son regard profondément
je-m’en-foutiste me marqua une fois de plus. Me remettant à ma place, moi, le pauvre petit lycéen. Son œil doré, son regard globalement intense qui pouvait exprimer pas mal de choses, même pour Warren : Joie, colère, tendresse (?) . Aussi impassible était-il, il lui arrivait par moments de sortir de ses gonds contre un chieur, hausser la voix et lâcher des insultes, rapidement et brièvement.
Je pourrais te décrire ce grand bonhomme aux allures étranges. La possible douceur de sa peau légèrement teintée et la beauté de sa barbe naissante qu'il ne rase pratiquement jamais. Sa coiffure totalement chaotique – Sérieusement, on dirait qu'il se prend une rafale de vent tous les matins dans la tronche et que par miracle, ça reste en place – et ses cheveux trop blancs pour être naturels. Il se fait vieux, tu sais. Mais le fait que cet homme réussisse à attirer autant l'intention alors qu'il essaye d'être discret au possible, m'énerve passablement. Donc je n'aiderais pas ce vil personnage à briser ton cœur.
Ne l'aime pas.Mais une chose est sûr avec monsieur Ekcton, il a des mœurs légères. Enfin, tout le monde est d'accord sur ça. Moi et mes amis, on ne compte plus le nombre de gifle qu'il s'est prit devant ou même à l'intérieur du pensionnat de la part de jeunes femmes en pleures. Et selon la nature des femmes en question, c'est plus ou moins violent. Je n'essaye pas de savoir ce qu'il fait avec les hommes mais je crois qu'il est du genre à accepter les avances de n'importe qui, par flemme de refuser. Je me demande parfois s'il a vraiment quelque chose qui bat dans cette poitrine recouverte de muscles. Il serait, de mon point de vue de grand analyste psychologique, un être totalement indifférent au monde extérieur. Le
je-m’en-foutiste de première. Car oui, tout être humain doit le savoir avant d'essayer de lui parler, Warren se fout de tout. De l'état de santé des gens, de la météo, du bien-être des mouches péruviennes, de la pollution. Il n'en a rien à faire.
« - C'est très étrange ! Je le vois, actuellement, entrain d'acquiescer et même de sourire, en face d'un professeur ! Il doit pas être si méchant. M'interloquais-je judicieusement, un jour, au côté de mon désormais très bon ami le vampire.
- Je t'arrête tout de suite si tu crois vraiment qu'il participe à cette conversation. Il balance des « Oui, oui, oui, n'est-ce pas ? » Il fait même peut-être des phrases grammaticalement complètes mais ce mec s'intéresse autant à ce que son interlocuteur lui raconte qu'un escargot s'intéresse à la vie d'une limace. Et le sourire, c'est pour décorer.
- Ah ? Oh. Mmh. Un escargot. Mmmmh. Je vois. »
Cette comparaison m'avait ouverte les yeux.
L'infirmier n'est pas du genre à aider son prochain si la situation n'est pas avantageuse pour lui. Parce que c'est fatiguant. Alors, oui, pourquoi est-il devenu infirmier ? On se le demande tous. Un pansement et il renvoi l'élève en quête de soins à son malheur quotidien, même si ledit élève vient pour une toux gênante.
*HEM* Ne rigole pas, il m'a déjà foutu une sorte de patch sur le front alors que je m'étais tordu la cheville.
Mais Eckton écoute les gens. Il ne participe pas activement à une conversation, pourtant, il avale toutes les conneries que peuvent lui balancer les gens du pensionnat, comme ça. Le plus souvent, il ne les interromps même pas. Je l'ai surpris une fois entrain de donner des conseils avec une voix tendre – Mais alors, il faudrait vérifier l'efficacité des propos qu'il déblatère juste pour s'amuser, je présume. -
Parce que ce monstre est ainsi. Un hypocrite né. Il serait prêt à débiter milles compliments à le seconde à une jeune fille sans aucune confiance en elle qui viendrait se plaindre dans son antre, pour qu'elle parte vite et ne revienne pas avant un moment. Le tout, sans en penser une miette. Il ment naturellement bien. Il sort des réponses hypocrites aussi automatiquement qu'il pousse des soupirs quand quelqu'un l'ennuie.
Je l'observe constamment. Je l'étudie. Et je ne sais vraiment pas ce qu'il aime. Peut-être se reposer dans un lit de l'infirmerie. Je suppose. Car monsieur Ekcton n'apprécie rien. Parler à un tel, bouger, soigner les autres, devoir aller quelque part, travailler. Faire des choses, en somme.
De ce que je sais, il est souvent agacé. Par tout et n'importe quoi, n'importe qui. Et il l'exprime à sa manière. Un froncement de sourcil, des soupirs las ou plus généralement, il finit par se tirer. Loin. Loin. Il est lâche, en fait. Il préfère éviter les ennuis et pour cela, il excelle dans l'art de ne pas se mêler de la vie des autres.
Et de toute manière, il oublie assez rapidement les choses, les détails, qui lui sont inutiles. Les prénoms des gens, leurs vies, leurs visages. Il n'est pas foutu de se rappeler de mon prénom.
Je ne sais pas vraiment ce qu'il fait ici, ce qu'un cyclope vient faire au japon pour devenir infirmier. - Oui, cette phrase me choque autant que toi mais les monstres sont étranges. -
Il s'amuse à écouter les rumeurs à son propos et à entretenir le mystère qui l'entoure en ne parlant absolument jamais de son passé. Des problèmes familiaux ?
« - Dites, monsieur Eckton, vous avez de la famille au japon?
- Oui. Et un peu partout dans le monde, aussi.
- P-Partout ? Vous faisiez quoi avant ? Vous étiez où ?
- Chacun a ses secrets non ?
- … »
Je ne l'aime vraiment pas.