« Tu sais ? »
Soudainement, Lux s’était redressé, de la pause du paresseux, il venait de passer à celle de l’aigle à l’affut, son regard était vrillé sur son amie, un regard qui n’inspirait pas la confiance, qui prouvait juste que la folie était réelle. La taille de ses pupilles ne paraissaient pas égales, mais peut être était-ce dû à son hétérochromie… Quoiqu’il en soit, il avait presque l’air de loucher. Presque. Mais son regard restait fixe, recherchant celui de Junon. Elle qui ne lui ressemblait pas, elle qui avait l’air ‘normale’… «
Non ? »
«
J’ai, aujourd’hui, maintenant, 6197 jours. Soit 203 mois et 18 jours. Soit 16 ans, 11 mois et 18 jours. C’est beaucoup. C’est depuis ce temps que je me suis relevé des cendres de ma 'mère', que j’ai apprit à voler, à cracher du feu, et à prendre cette stupide forme humaine. » Junon se tourna vers lui avec un air robotique. «
Avoue quand même que cette ‘stupide’ forme humaine te sert bien. » Il hocha la tête, dubitatif, puis il s’étira de long en large dans un geste étrangement félin, accompagnant son geste d’un long bâillement. «
Je vais aller voler. » Junon posa son livre sur la table d’un geste sec. «
Voler ou voler ? » Il soupira, puis se mit à imiter l’aigle qui plane avant de s’étaler sur le sol, plat comme une carpette. Son allure était dévergondée, il agissait tel un désarticulé, et montrer un corps déjà si défait à son âge ne promettait rien de bon pour la suite. Depuis le sol, il leva son bras et l’agita ; un bras maigre, qui n’avait que la chair sur les os, chose bien surprenante lorsque l’on connait son régime alimentaire. «
Pfff… Tu devrais surtout rester ici à t’empiffrer, vu ton état de fatigue tu te feras prendre rapidement, très rapidement, ou bien tu t’écraseras contre une branche. » Malo roula sur lui-même et lança un regard ennuyé à la jeune femme. «
Pourquoi il a fallu que je me fasse recueillir par une sirène trop intelligente pour chercher le danger et trop protectrice pour me laisser m’y plonger ? » L’intéressée ne broncha pas, se contentant juste de reprendre son livre pour continuer sa lecture d’un œil distrait. Elle avait laissé le silence entre eux. Enfin, elle tourna son visage de biais et baissa les yeux vers son protégé. «
Tu peux partir pour de bon si tu veux. Mais à mon avis, tu ne trouveras pas de chips en liberté avant longtemps. » Un sourire éclaira le visage du Phoenix. C’était là une preuve de la part de la demoiselle ; elle voulait qu’il reste. Après tout, c’est elle qui avait découvert le petit alors qu’il naissait dans les cendres, elle qui lui avait apprit à vivre, ou presque, en humain, elle qui s’était occupé de lui. Comment une sirène pouvait-elle s’attacher ainsi à une quelconque personne sans se faire prendre par son envie de jeu. Il s’avère que Junon n’avait jamais chanté à l’intention de Lux, mais celui-ci aimait bien se cacher dans les rochers lorsqu’elle chantait à l’intention des autres marins.
Junon dans la baignoire, Lux sur le pas de la porte. «
Tu veux descendre à la mer ? Il fait beau temps. » La sirène leva vers le jeune homme un regard interrogatif. Il soupira puis se dirigea vers la fenêtre et tira le rideau d’un geste raide. Sa chevelure verte devint alors flagrante, tout comme les mèches blondes qu’il entretenait. Une coiffure sortant de l’ordinaire, évidement. Ses yeux, une fois de plus, lui donnèrent l’air folâtre, on aurait dit que son visage avait été dessiné à partir de ses pupilles, tout comme son allure. Il ouvrit largement sa bouche, elle était grande, et on pu deviner rien qu’à voir ses joues qu’il jouait souvent à l’hamster. Un visage candide pour un corps drogué. Tout simplement. «
Je n’ai pas vu la mer depuis longtemps… » La sirène cachait son visage derrière sa main. «
Ni le soleil. Mais je t’y emmène. » Sur ses mots, il se rapprocha de la baignoire, attrapa la sirène dans ses bras et sorti de la maison. La petite cabane se situait au nord de l’écosse, sur les côtes de Thurso, plus précisément. Flanquée au bas d’une falaise, dans une crique garantissant l’invisibilité, elle donnait droit sur l’océan Atlantique. Une vue formidable, lorsqu’elle n’était gâchée par la pluie ou le brouillard, chose qui était rare. Lux mit un pied dans l’eau. Elle était glacée, comme toujours, et cela déplairait fortement à Junon, mais c’était toujours mieux que cette maudite baignoire. Au fil des jours, suite à un renfermement permanent, le Phoenix comme la sirène avaient le teint terne, des cernes sous les yeux et un manque sérieux d’exercice se faisait clairement ressentir sur leur corps. Même la joie avait disparu des traits du jeune homme. Il venait d’atteindre la vingtaine, mais aucun grand changement physique ne s’était vu appliqué depuis longtemps. Un an qu’il n’avait pas prit sa forme réelle, un an qu’il se cloitrait. Le Phoenix balançait la sirène à l’eau avec une grande négligence. Celle-ci se débattit un instant avec les vagues puis refit surface, les yeux écarquillés. Toute sirène qu’elle était, l’eau renforçait son air angélique et la surprise paraissait lui rendre sa vie. Lux esquissa un sourire, puis donna un coup de pied dans l’eau, ne faisant qu’éclabousser l’être surnaturel. «
Allez, vas, dégages dans tes eaux chaudes ! » Elle ouvrit sa bouche à son tour, mais il se retournait déjà vers la maison. De toute façon, elle n’avait aucun moyen de rejoindre la cabane. Aucun. Pas moyen de reprendre forme humaine.
Les jours qui suivirent furent durs, trop durs pour l’homme. Elle chantait sans arrêt, toujours à sa porte, si bien qu’il fut obligé de se menotter à une des poutres de la cabane, puis de jeter la clé en dehors de sa portée. Résister à ce chant était périlleux. Tant et tellement qu’il en devint fou, pour de bon cette fois. Un jour, elle se tut. Pour une fois, il eu du repos. Alors qu’il n’y avait pas pensé durant plusieurs mois, la solution d’escape lui devint soudain évidente : il était le Phoenix ! En quelques battements d’ailes, il quittait le cottage, abandonnant pour de bon 20 ans d’existence.
« Mademoiselle ? »
La jeune femme se retourna, un sourire large sur le visage ; «
Monsieur ? ». Il la jugea d’un coup d’œil, puis lui rendit son sourire. Une légère teinte rosée s’affichait sur ses pommettes, signe d’une vie externe. «
Je vous observe depuis assez longtemps, maintenant, pour pouvoir dire que je vous connais ? » Apparemment, elle n’avait pas l’habitude de se faire draguer. Lux se retourna sur lui-même puis lui accrocha le bras. «
Êtes-vous sûr qu’une soirée peut… » Il lui lança un regard insistant et elle craqua. Dans l’ombre, il ne se débrouillait pas si mal. Le chemin vers l’hôtel ne fut pas long, juste l’histoire d’une ou deux blagues charmeuses… La gamine le suivait sans broncher, sans même se douter de quoi que ce soit, une confiance bien trop aveugle. Ils montèrent les escaliers bras-dessus, bras-dessous, riants de temps à autre pour un petit détail. Une fois dans la chambre, il la poussa sauvagement sur le lit, faisant disparaitre toute sympathie de son visage. Sous l’effet de la lumière, il redevenait l’être un peu bizarre qu’il était. Soudainement, la fille comprit l’erreur qu’elle avait faite, mais pas dans les sens exacts. Elle cachait sa poitrine, à présent, mais cela n’avait aucune importance pour Lux. Trépignant, il sauta sur le lit à son tour, un rictus sur les lèvres. En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, il avait bloqué toutes les chances de fuite qu’avait put avoir la femme. Coincée. Elle se débattait, mais il était trop tard, le faucon avait trouvé sa proie. Un instant, il se recula, la laissant perplexe durant ce moment silencieux, puis il lui mordit l’épaule. Vampirisme ? Non, cannibalisme.
Si l’on cherche un tant soit peu, on peut se rendre compte que la folie est vue sous bien des facettes, qu’il y a un tas de types qui ne sont pas normaux, alors qu’on croit qu’ils le sont, et qu’il y en a plein qui sont normaux, alors qu’on croit qu’il ne le sont pas. La folie est complexe et elle le reste. Même après avoir fréquenté asiles sur asiles, un homme peut rester fou, alors qu’un autre se verra normal. La folie en elle-même vient des mœurs de l’humain, de la personne qu’il est. Au fond, ce n’est peut être pas de la folie, mais plutôt une façon de vivre. Un animal, par exemple, pourra comprendre un fou mieux qu’un autre humain. Les animaux ne sont pas fous, ils vivent comme ça, tout simplement. Lux ouvrit la porte de son placard. Celui-ci était plein d’objets, des objets brillants qu’il avait volé au cours de ses sorties Phœnixéennes. Celui-ci valait cher, celui-ci ne valait rien, celui-là était une œuvre d’art… Quoi qu’il en soit, ils avaient tous autant de valeur pour Lux. Il se pencha en avant et attrapa une lettre blanche à l’origine mais usée par le voyage, il l’avait balancée dans le placard la veille sans y prêter grande attention, mais là, ce matin, l’envie de la lire l’avait prit, il n’en recevait pas souvent, d’autant plus. Il l’ouvrit négligemment et s’affala sur le lit. Curieusement, il savait lire, mais juste l’anglais, certainement un reste de ce que lui avait apprit Junon. Une réponse. L’idée sonnait faux. Une réponse à quoi ? À une lettre qu’il avait envoyée une ou deux semaines auparavant vers Rome, et qui lui revenait, plus belle. Malo la lue, puis la relue et la relue encore une fois. Le tilt ne se produit que plus tard. À ce moment, il se jeta sur la lettre, la relue une dernière fois puis fila vers son placard pour le fouiller de font-en-comble. Il en ressorti des timbres, un crayon, une enveloppe et une feuille blanche. Il griffonna toute l’après-midi, puis signa et inscrit l’adresse d’un hôtel et le numéro d’une chambre au bas de la feuille. Ce n’était pas celui qu’il occupait, mais il était sûr d’y retrouver une lettre à son prochain séjour, même s’il n’y avait jamais été. La folie avait parfois quelque chose de bon. Le lendemain, il postait la lettre.
Lux correspondit avec Eyden durant plusieurs mois, échangeant adresses et autres détails à chaque lettre, en plus de conversation parfois déroutante ou malsaine, parfois propres… Chaque réponse demandait de la concentration à Lux, et c’est peut être cette seule chose qui le maintenait lié au monde humain pour ne pas complètement sombrer. Puis il eu ce grand blanc. Plus aucune réponse durant longtemps. Tiraillé entre intrigue, curiosité et inquiétude, Malo se remit à côtoyer d’autres humains, même si ceux-ci n’avaient pas du tout la même vision du monde que pouvaient l’avoir eu tous les autres. Lorsqu’il s’arrêtait de vivre pour penser, Lux se disait qu’il n’avait pas connu grand monde, et qu’il aurait pu faire mieux de sa vie que de se cloitrer comme ça, mais à l’évidence il ne se rendait toujours pas compte de tout le temps qu’il lui restait. Encore une fois, ce fut une lettre qui le fit changer. Eyden venait de reprendre contact. Après avoir tourné en rond dans toute l’écosse, la proposition de ce correspondant se faisant bien plus qu’alléchante ; voyager jusqu’au Japon et apprendre à vivre dans un pensionnat spécifique. L’idée plaisait à Lux, d’autant plus qu’il souhaitait changer sa façon de voir, ses idéaux… Et manger de l’humain en barquette, l’industrie est plus humaine. Il quitta son dernier hôtel, celui de Craignure, pour se rendre au pensionnat avec pour seul bagage un sac rempli d’objets amassés aux cours des années…