Le ciel était blanc de nuages stagnant au-dessus de l’établissement. Il ne devait pas faire très froid car Harlie voyait, en contrebas, une multitude d’élèves aller et venir. Mais lui était glacé. Ses grandes mains étaient enfermées dans d’épais gants, doublés d’une fine et douce soie. Il ne portait pas de manteau, car n’en avait jamais trouvé un capable de contenir ses épaules sans stopper ses gestes. Aussi avait-il décidé de superposer trois pulls. Une capuche couvrait ses oreilles et un bonnet de laine son front. Aucune couleur ne venait égayer cet ensemble, entièrement noir. Juste sa paire de baskets, trop propre, témoignait d’un peu de gaieté. Blanc, marine, orange. Il les regardait, d’ailleurs. Cela faisait deux ans, jour pour jour, qu’il les avait achetées. Le golem les portait si peu… C’est que quand il marchait avec trop longtemps, elles frottaient contre son talon et le faisaient souffrir. Mais le grand brun savait, qu’en les mettant un peu plus souvent, ce défaut s’amenuiserait jusqu’à disparaître. La mousse prendrait la forme de son pied et ce serait la fin de ses malheurs. Mais il n’en était pas encore là. Les yeux d’Harlie se fermèrent un moment avant de se rouvrir, pour retomber sur cette paire de chaussures. Il aimait ses couleurs, ses formes. Elles montaient légèrement sur sa cheville, pour la maintenir dans ses pas. Elles n’étaient pas trop grosses, mais leur épaisse semelle l’isolait bien du sol glacé. Son visage se tourna vers les jardiniers qui s’affairaient plus qu’à leur habitude. Harlie savait bien que sa présence changeait le comportement des gens. Surtout celui de ceux travaillant au sein de l’établissement. Pourquoi tant de tumulte ? Ils ne seront pas plus payés à travailler si rapidement. A maltraiter les fleurs, à se hâter auprès des buissons. Pourquoi ne prenaient-ils pas leur temps, comme lors de son absence ? Le golem aimait bien les observer, au travers d’une fenêtre, embrasser de leurs mains savantes chaque pétale et de leurs outils faire respirer la terre. Mais le brun savait son aura stressante. On craignait d’être renvoyé si auprès de lui on ne passait pas pour une bonne abeille, travaillant sans relâche. Harlie s’en sentait parfois désolé. Comment pouvait-il traiter à leur juste valeur tous ces êtres qui devant lui revêtaient un masque ? Comment pouvait-il apprendre à les connaître si jamais il ne pouvait surprendre leurs discussions ? Comment pouvoir savoir qui formait une bonne équipe avec qui, s’ils cessaient d’interagir dès qu’ils voyaient poindre son ombre gigantesque ? Alors l’intendant devait recourir à mille et une ruses, dégradant un peu plus son image à chaque fois qu’il se faisait prendre. Harlie se devait d’espionner. Il Ecoutait aux portes, fouillait, questionnait, observait. Sans arrêt. Une fouine. Voilà comment on le surnommait, de temps à autres. La fouine.
Ce surnom l’exaspérait, car dedans Harlie sentait toute la petitesse qu’on lui attribuait. C’est vrai qu’il avait des moments de bassesse, se vengeant de ceux qu’il n’appréciait pas par des entourloupes administratives. Leur demandant tel ou tel papier difficile à obtenir. Et tous ces idiots se mettaient alors à courir dans tous les sens. C’était si facile. Si jouissif. On ne retenait de lui que cela, hélas. Et le golem, bien que blessé que d’être vu comme un ogre, aimait en jouer. Cette passion qu’il avait pour la soumission, cette envie de se sentir supérieur à tout autre ! Jamais le golem ne s’en lassait et faisait tout pour perpétrer l’idée qu’il était différent, qu’il était plus puissant. On ne savait pas qu’Harlie n’avait pas le droit de licencier ou d’embaucher. Juste proposait-il à ses supérieurs. Qui parfois acceptaient, souvent refusaient. Il gérait le budget, et non pas le décidait. Ni ne s’occupait des primes de fin d’années. Alors, pourquoi se presser autour de lui ? Tous si pathétiques. Si faciles à manipuler… Et les rumeurs ! Comme elles couraient ! Et plus ils se montraient médisants, plus Harlie redoublait de noire ingéniosité. A ses débuts, le golem avait pensé qu’être avec d’autres monstres lui permettrait de trouver des êtres d’une même intelligence qu’il l’était. Ce ne fut qu’une grande déception. Ils n’étaient pas plus pensés que les humains et leur ressemblaient trop en beaucoup de points. Tous avaient la face de proies et quand la fouine venait bondir entre elles. Tous s’éparpillaient comme des poules affolées. La seule différence était qu’Harlie était une fouine à qui on avait limé les griffes en plus de lui passer la muselière. S’il n’avait pas de laisse le retenant loin du poulailler, tout ce qu’il pouvait faire c’était effrayer ces bécasses. Non pas les mordre, ni les tuer. Oh ! Qu’est-ce qu’il aimerait mordre leur cou.
Un sourire déforma ses lèvres épaisses, mais son air semblait plus peiné qu’amusé. Quelle façon de penser… Souvent avait-il lu et entendu, que changer sa façon de penser pouvait amener à changer tout son être. Etait-ce vraiment possible ? S’il cessait de voir les autres comme des steaks sur pattes, deviendrait-il meilleur ? Mais déjà, faudrait-il qu’il arrive à changer son for intérieur. Et cela, le golem ne le voulait pas. Il s’aimait ainsi. Ingrat et violent. Il se sentait bien, il se sentait lui. Harlie ne voulait pas devenir quelqu’un d’autre. Même si ce quelqu’un d’autre serait jugé meilleur. Ce ne serait pas lui. Ce serait trop différent de sa nature inhérente, si agressive. Or, on lui reprochait tant d’être lui-même que parfois, il se demandait si ce ne serait pas plus facile d’être quelqu’un d’autre. N’étais-ce pas ce qu’il faisait, d’ailleurs ? Sa carne se comportait si différemment de son âme… Son âme qui réclamait le meurtre. Personne ne le surveillait. Il pourrait tous les massacrer. Teindre la terrasse de vermeil. Se serrer contre cette chaire chaude, y enfoncer ses doigts frais. Jouir entre tous ces cadavres si accueillants. Ces morts qui ne chercheraient pas à fuir ses câlins brutaux, ses baisers mordants. Harlie sentit la chaleur dévorer ses pommettes. La même que celle qui dévore le corps des jeunes vierges lors de leur première nuit. L’excitation. Tout son corps cessa de trembler de froid, pour trembler d’envie. Une envie si violente, si agressive… Ne laissant rien paraître, Harlie s’éloigna des jardiniers, d’un pas décontracté. Alors que son esprit lui ordonnait de courir, de sauter, de tuer ! Ses jambes, soumises à deux volontés opposées (la pulsion et la raison) ne savaient plus quoi faire et le menaient là où l’inattendu les menait.
Elles s'arrêtèrent devant un rosier mort. Un rosier mort, complètement desséché par l’hiver et le pourridié. Le golem s’arrêta devant, interloqué. Il y en avait toute une lignée. Une lignée de rosiers morts. Ils étaient moches, rabougris. Sans valeur. Harlie préférait les voir vert et fleuris. Il aimait les fleurs. Mué par une foule de contraintes, son pied avança et retomba sur le rosier le plus proche. Comment les jardiniers avaient-ils pu laisser de si jolies roses devenir si détestables ? Et son pied retomba, encore et encore. Distraitement. Ah, ils allaient l'entendre, ces jardiniers plus bêtes que des hamsters lobotomisés ! De si jolies fleurs. Quelle honte.