Malédiction.
Bénédiction.
Tare ignoble.
Cadeau divin.
De ses grands yeux de glace, l'enfant ne pouvait que fixer les adultes. Encore et encore, c'était toujours la même rengaine. Les siens s'entredéchiraient. Et tout ça pour quoi ? Son existence. Il le savait. Les Matriarches lui avaient dit. Il était unique. Il était l'Exception. Le seul homme parmi tout un peuple de femmes. Mais. Cela devait-il forcément changer quelque chose ?
Du haut de ses cinq ans, il ne comprenait pas. Qu'est-ce qu'être un homme, exactement ? Quand il observait son reflet dans les grands miroirs, il ne voyait qu'une petite fille des neiges, comme tant d'autres. Était-ce parce que sous ses robes vaporeuses et ses kimonos blancs, il n'était pas tout à fait comme ses camarades ? Il l'avait vu. Aux bains. Les autres petits êtres qui lui ressemblaient n'étaient en fait...Pas tout à fait comme lui. Juste là, en bas. C'était donc si grave, d'avoir un truc en plus, à cet endroit-là ? Il semblerait que oui. Il était le seul. L'unique. L'exclu. Il avait mis du temps à s'en rendre compte, mais on ne le laissait pas se balader aussi librement que les autres. Et on ne se comportait pas pareil non plus. Encore aujourd'hui, il le réalisait. Il avait déjà vu des disputes. Entre deux femmes, entre un enfant et sa mère, entre deux mères ; et toujours, les petites pouvaient s'agripper à leurs jupons, pour ensuite les regarder parler fort avec crainte, attendant que la tempête cesse. Lui, on parlait toujours fort juste devant ses yeux, mais jamais personne ne le laissait se cacher. Il devait rester là et écouter, stoïque, perché sur cette immense chaise blanche aussi froide que la glace.
Il ne devait ni parler, ni bouger, ni gémir. Même s'il avait froid, il ne devait pas. S'il avait froid, c'est parce qu'il était un homme, et il devait apprendre à endurer, à être au même niveau que les autres. Certaines femmes disaient que c'était un cadeau précieux, une sensibilité accrue, inconnue chez cette race d'êtres hivernaux. D'autres, encore une fois, disaient le contraire : que c'était mal, qu'il allait sûrement trépasser au moindre courant d'air ou affaiblir leur lignée.
Shura ne comprenait pas.
Sa mère, où était sa mère ? Bannie, lui avait-on dit. Juste parce qu'elle l'avait eu. Mais, pourquoi ? C'était donc si terrible, d'avoir un enfant un peu différent ? Une femme des neiges enfantait seule, lui avait-dit un jour une Matriarche d'un air sérieux, sans l'aide de personne. Une seule et unique fille, vers la moitié de leur vie, et toujours avec une naissance en plein hiver. Toujours. Ce n'était pas qu'une question d'éthique mais aussi car, physiquement, elles ne pouvaient procréer avec les autres races. C'était comme ça, un point c'est tout, avait-elle finalement conclue d'un ton polaire.
Sauf que cette fois sa mama n'avait apparemment pas bien écouté les paroles de la Matriarche. Parce que, pouf, il était arrivé. En plein hiver, en pleine tempête, et vers la moitié de la vie de sa mère. Une naissance banale, en somme. Si ce n'est que...Tchou, entre ses premiers cris, il avait éternué et projeté un courant d'air qui avait presque gelé le nez de la sage-femme. Un pouvoir si intense, si jeune, à peine né, c'était du jamais vu. Et c'est cet événement qui avait attiré toute l'attention et tous les regards présents sur son "en bas". Même si c'était un accident, que le drap avait juste glissé quand l'infirmière avait crié. Après, il n'y avait plus eu un cri, mais plusieurs. Dans le chaos qui avait suivi, il avait failli mourir. Ce qui le sauva et empêcha la femme de le lâcher, ce fut son existence. Les femmes des neiges vivaient longtemps, mais n'avaient qu'un seul enfant, alors chaque petit être était précieux. Même si c'était un garçon, et que c'était normalement impossible. Il restait un enfant. Alors on le confia aux infirmières qui s'occupèrent de lui comme les autres, le temps que les Matriarches débattent du problème.
Cinq ans déjà qu'elles parlaient trop fort et débattaient du problème.
Cinq ans qu'on ne savait pas quoi faire de lui, qu'on l'élevait à l'écart, qu'on lâchait parfois sa bride puis qu'on le bridait de nouveau, soudainement, incertains sur la conduite à suivre. Le laisser se mêler aux autres ? Ce n'était pas possible. Le laisser complètement isolé ? Ce. Ce n'était pas impossible, mais personne ne savait ce qui convenait véritablement. L'avenir de leur race était en jeu. L'équilibre, aussi. La situation était au-delà du délicat.
Trésor à chérir ou anomalie à détruire. L'Éternelle question.
Une Question que tous se posent encore, même trente-neuf ans après.
Shura observe toujours ses ancêtres se crêper le chignon à la table du conseil, juste quelques mètres devant lui. Il se tient toujours sur cette chaise, mais il ne retient plus ses larmes. Il n'en a plus besoin. Il est fort, maintenant. Une vraie petite femme des neiges. Froide, hautaine, élégante...et surtout froide. Les "Yuki-onna" comme les appellent les Japonais, n'ont jamais été des êtres, sans mauvais jeux de mots, très chaleureux. Alors, bon gré mal gré, il a fini par être éduqué comme les autres. Peut-être encore plus durement. Juste pour ce qu'il est. Juste pour son existence.
Pourtant, extérieurement, il semble être dans la parfaite lignée de sa race. Grand, la peau si pâle qu'elle en est en presque translucide, des traits fins, comme une fragile poupée de verre. De minces lèvres dont on peint la partie inférieure en rose, ou en violet, pour qu'on n'oublie pas son existence au milieu de toute cette blancheur. Une expression dure. Impérieuse. Hautaine. Un regard bleuté de glace qui transperce. Qui fige. Qui effraie et fascine en même temps. Une immense chevelure de neige, si longue que les pointes s'arrêtent à seulement quelques centimètres du sol. Un maintien excellent, des pas aériens...Toute la terrible beauté de ces femmes de l'Hiver.
Sauf que. Sauf que si l'on écarte les pans de son kimono, on ne trouvera nulle poitrine, mais bien un torse d'homme. Si son visage est femme, que ses membres soient fins et graciles, il n'en reste pas moins que la nature l'a fait homme. Le "en bas" et son buste le prouvent, même s'ils sont la plupart du temps enfouis sous les épaisses couches de tissus blancs.
Et s'il a pris l'habitude de vivre avec son étrange nature et tout ce qu'elle entraîne, il n'en reste pas moins perturbé. Qui ne le serait pas ?
Ni femme, ni vraiment homme : Shura a un peu, comme qui dirait, le cul entre deux chaises. Ce n'est certes pas très poétique, mais ça reflète bien son état d'esprit actuel. Il fait de son mieux pour correspondre à ce qu'on attend de lui, mais l'idéal est inatteignable. Pour les uns, son existence même est une tache. Pour les autres, il est une sorte de présent divin, qui apportera félicité et puissance aux femmes des neiges. Bon sang, lui-même ne sait pas comment gérer ça !
Ça...Sa différence, son existence, ses "consœurs", sa vie. Comment en étant aussi perdu sur lui-même, pourrait-il aider qui que ce soit à faire quoi que ce soit ?
Et pourtant, il n'en laisse rien paraître. Il écoute sagement les matriarches, patiente, attend que l'on se fixe enfin sur son sort.
Il attend. Encore.
Et encore...Ce fut seulement après quarante années de débats que quelque chose changea. Enfin.
Cela pouvait paraître énorme, mais quand on vivait un millénaire en moyenne, cela faisait juste quelques années que cet enfant était né. Mais pour Shura, c'était déjà trop. En permanence tiraillé, il n'en pouvait plus. Et il n'avait même pas le loisir d'exploser. Pourtant, il sentait que cela arriverait, inévitablement.
Le compte à rebours était lancé.
Vint alors, soudainement, durant une réunion étrangement calme du conseil, son Sauveur.
« Un pensionnat, vous dites ? Et juste pour êtres surnaturels, c’est cela ? »
Silence.
« Qu'est-ce qu'un pensionnat, au juste ? »
Suite à une longue série de questions et d'explications de circonstance, Shura comprit les tenants et aboutissants de la chose. Dire qu'il était intéressé était un euphémisme, mais il ne pouvait pas non plus le crier soudainement et exiger d'y aller. Cela ne faisait définitivement pas partie de son éducation, et surtout, cela ruinerait toutes ses chances de pouvoir s'y rendre un jour. Heureusement, mystérieusement, et sans qu'il n'y comprenne grand-chose, ce fut au contraire les Matriarches qui le prièrent d'y aller. Bon, certaines ne semblaient pas tout à fait d'accord, mais il y avait comme un accord tacite qui se reflétait d'un regard à l'autre. Si le petit prince des glaces entendit et comprit bien la plupart des raisons qu'on lui annonça, la non-officielle, c'était clairement de l'éloigner du nid pendant un moment. Sans sa présence, il serait peut-être plus facile de débattre de son sort. Il n'en savait rien. Et honnêtement, à cet instant-là, il s'en fichait comme de son premier glaçon.
Environ un mois plus tard, le voilà qui franchissait les portes de sa nouvelle maison. Une plongée directe dans la véritable vie. Autrement dit, une plongée violente, et qui ne le laisse pas de marbre, bien au contraire. Oscillant en permanence entre ce qu'il aurait dû être et ce qu'il est, sa vie là-bas risque d'être mouvementée (et elle l'est déjà, à vrai dire). Il a beau tenter de se comporter comme on lui a toujours dit, tout est trop nouveau pour que ça tienne parfaitement. Sa nature d'enfant novice du monde surgit. Sa nature d'enfant qui découvre. Et dieu qu'il y en a des choses à découvrir !
Des réactions qui le désarçonnent, des pouvoirs étranges, des gens...Maladroit, curieux, timide, parfois rougissant, des parts enfouies de lui-même et jusque-là ignorer se montrent au grand jour, tout en jouxtant de très près ses manières glaciales de Yuki-onna. Un mélange aussi étrange qu'explosif, à n'en pas douter.